R. c. Roy, 1998 CanLII 12775 (QC CA)
COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500‑10‑000304‑947
(750‑01‑001862‑901)
Le 15 avril 1998
CORAM: LES HONORABLES LeBEL
PROULX
CHAMBERLAND, JJ.C.A.
HENRI ROY,
APPELANT - accusé
c.
SA MAJESTÉ LA REINE,
INTIMÉE - poursuivante
La Cour, statuant sur le pourvoi de l'appelant Henri Roy contre un verdict de culpabilité prononcé à St-Hyacinthe, le 28 octobre 1994, par l'honorable Yves Morier, de la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, qui le reconnaissait coupable de relations sexuelles anales avec une personne mineure, suivant l'article 159 C.cr.,
Pour les motifs exposés dans l'opinion du juge LeBel, déposée avec le présent jugement, auxquels souscrivent les juges Proulx et Chamberland:
ACCUEILLE le pourvoi;
DÉCLARE l'article 159 C.cr. inconstitutionnel et nul;
CASSE le verdict de culpabilité prononcé le 28 octobre 1994 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, et
ACQUITTE l'appelant de l'accusation portée contre lui.
_______________________________
LOUIS LeBEL, J.C.A.
_______________________________
MICHEL PROULX, J.C.A.
______________________________
JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.
Consentement à prise en délibéré sur
dépôt des mémoires: 23 février 1998
ME GAÉTAN DESNOYERS
(Desnoyers, Hévey, Williams)
pour l'appelant
ME MICHEL F. DENIS
pour l'intimé
COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500‑10‑000304‑947
(750‑01‑001862‑901)
CORAM: LES HONORABLES LeBEL
PROULX
CHAMBERLAND, JJ.C.A.
HENRI ROY,
APPELANT - accusé
c.
SA MAJESTÉ LA REINE,
INTIMÉE - poursuivante
OPINION DU JUGE LeBEL
L'appelant, Henri Roy, se pourvoit contre un jugement de la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, rendu à St-Hyacinthe, le 28 octobre 1994, par l'honorable Yves Morier. Celui-ci l'avait alors acquitté d'accusations d'agression sexuelle sur un jeune homme de seize ans, mais l'avait reconnu coupable de relations sexuelles anales avec une personne mineure, suivant l'article 159 C.cr. Le pourvoi demande de reconnaître l'inconstitutionnalité de cet article et, en conséquence, d'acquitter l'appelant de l'accusation portée contre lui.
L'ORIGINE DU DOSSIER
Selon la preuve, entre le 15 juin et le 15 septembre 1990, l'appelant a posé des attouchements et s'est livré à des actes de masturbation ou de fellation sur un jeune homme de seize ans, G.B. Il a eu également des relations sexuelles anales avec celui-ci. Au début du procès, la poursuite a reconnu que les activités sexuelles avaient eu un caractère consensuel. Cette constatation a entraîné l'acquittement de l'appelant sous les chefs d'agressions sexuelles. Restait cependant l'accusation de relations sexuelles anales avec une personne de moins de dix-huit ans, portée en vertu de l'article 159 C.cr. Celui-ci dispose que les relations sexuelles anales constituent une infraction, sauf entre adultes consentants. Elles n'en sont pas non plus, lorsqu'elles se déroulent entre un majeur et un mineur, lorsque ceux-ci sont des époux:
«159. (1) [Relations sexuelles anales] Quiconque a des relations sexuelles anales avec une autre personne est coupable soit d'un acte criminel, soit d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
(2) [Exceptions] Le paragraphe (1) ne s'applique pas aux actes commis, avec leur consentement respectif, dans l'intimité par les époux ou par deux personnes âgées d'au moins dix-huit ans.
(3) [Idem] Les règles suivantes s'appliquent au paragraphe (2):
a) un acte est réputé ne pas avoir été commis dans l'intimité s'il est commis dans un endroit public ou si deux personnes y prennent part ou y assistent;
b) une personne est réputée ne pas consentir à commettre un acte dans les cas suivants:
(i) le consentement est extorqué par la force, la menace ou la crainte de lésions corporelles, ou est obtenu au moyen de déclarations fausses ou trompeuses quant à la nature ou à la qualité de l'acte,
(ii) le tribunal est convaincu hors de tout doute raisonnable qu'il ne pouvait y avoir consentement de la part de cette personne du fait de son incapacité mentale.»
À son procès, comme seul moyen de défense, l'appelant a soulevé l'inconstitutionnalité du paragraphe 159(2) C.cr., parce que cette disposition violerait ses droits à la sécurité juridique et à l'égalité que garantissent les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Cette défense a été rejetée en totalité. En effet, le premier juge a décidé que l'appelant n'avait pas établi la qualité juridique nécessaire pour contester la constitutionnalité de l'article 159 C.cr. et, de plus, qu'aucun des droits garantis par la Charte n'était violé. Enfin, s'il y avait eu atteinte à ceux-ci, elle aurait été justifiée en vertu de l'article 1 de la Charte.
En appel, l'appelant a plaidé d'abord qu'il avait l'intérêt requis pour agir. Il a repris ensuite ses arguments d'inconstitutionnalité, qu'appuie désormais un arrêt prononcé par la Cour d'appel de l'Ontario (voir R. c. M. (C.) (1995), 1995 CanLII 8924 (ON CA), 98 C.C.C. (3rd) 481), dans lequel l'inconstitutionnalité de cette disposition a été reconnue. En conséquence, après le dépôt de l'appel, le substitut du Procureur général du Québec a déposé un court mémoire, où il consentait à la cassation de la condamnation et à l'acquittement de l'appelant, si notre Cour partageait l'opinion de la Cour d'appel de l'Ontario sur la question. L'intimée affirmait ainsi ne pas contester le pourvoi de l'appelant, compte tenu de l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario et de l'application de celui-ci par d'autres cours canadiennes. Les parties ont, par la suite, renoncé à l'audition devant la Cour et consenti à ce que l'appel soit pris en délibéré à la suite du seul examen des mémoires d'appel.
LA NATURE DE LA DISPOSITION ATTAQUÉE
L'article 159 C.cr. représente une tentative législative de moderniser et de reformuler le vieux crime de sodomie, interdit par de nombreuses législations, depuis des temps immémoriaux (voir W.A. Schabas, Les infractions d'ordre sexuel, Cowansville, 1995, Les Éditions Yvon Blais, pp. 92 à 94). En 1988, à la suite d'un certain nombre d'études, le législateur fédéral a décidé de remplacer l'infraction de sodomie par une nouvelle création: la relation sexuelle anale. Pour celle-ci, la peine maximale a été réduite à dix ans d'emprisonnement. Derrière la modernisation du vocabulaire, cependant, il maintenait en partie la prohibition antérieure, sauf pour des rapports anaux consensuels, se déroulant dans l'intimité, entre personnes de plus de dix-huit ans, et si l'une d'entre elles était âgée de moins de dix-huit ans et plus de quatorze ans, lorsqu'elles se trouvaient unies par les liens du mariage. Comme le souligne le professeur Schabas, pourvu qu'ils soient consensuels, tous les autres types d'actes sexuels étaient autorisés.
Dans son pourvoi, l'appelant remet en cause la conclusion de la Cour du Québec quant à son absence d'intérêt pour agir. Il soutient ensuite que l'article 159 C.cr. contrevient à l'article 15(1) de la Charte, du fait que cette disposition crée des distinctions discriminatoires, fondées à la fois sur l'âge, le statut matrimonial et l'orientation sexuelle, et qu'aucune preuve suffisante n'avait été présentée pour justifier cette forme de discrimination. Enfin, il ajoute que la législation comporte également une atteinte à l'article 7 de la Charte, en ce qu'elle prive le prévenu, devant un tel type d'accusation, de la défense essentielle et traditionnelle de consentement.
L'INTÉRÊT JURIDIQUE DE L'APPELANT
La décision du juge Morier a refusé de reconnaître à l'appelant l'intérêt juridique pour invoquer l'inconstitutionnalité de l'article 159 C.cr., au motif que cette disposition établit une distinction discriminatoire fondée sur l'orientation sexuelle, en contravention de la Charte. D'après le premier juge, pour invoquer l'existence d'une discrimination basée sur l'orientation sexuelle en vertu de l'article 15 de la Charte, l'appelant doit prouver qu'il est lui-même homosexuel et membre d'un groupe distinct et historiquement désavantagé:
«C'est l'inculpé-plaignant qui a le fardeau de démontrer au tribunal que la négation de ses droits à l 'égalité comporte discrimination.
Il ne faut pas perdre de vue que la preuve de cette négation de droits et de discrimination d'une loi fondée sur des caractéristiques personnelles doit se faire par une analyse ayant pour fondement le "plaignant" en relation avec d'autres personnes.
[...]
C'est à l 'inculpé-plaignant qu'il appartient d'identifier, de prouver et de déterminer l'orientation sexuelle qui le caractérise personnellement, qui l'assimile à un groupe désavantagé et qui fonde ses récriminations de négation de ses droits à l'égalité et de discrimination de l'article 159 C.cr. à son égard.
En reprochant indirectement et de façon abstraite un traitement inégal par l'article 159 C.cr., des individus de moins de 18 ans qui sont empêchés de consentir à des relations sexuelles anales commises dans l'intimité alors qu'il leur est permis de consentir à des relations sexuelles vaginales, le Tribunal ne peut conclure que l'intimé-plaignant lui a fait la preuve de la négation de ses droits et de la discrimination de l'article 159 c.cr à son égard.» (m.a., pp. 75 et 81)
Cependant, un tel fardeau n'existe pas dans la jurisprudence constitutionnelle canadienne. Comme le souligne l'appelant dans son mémoire, la Cour suprême a bien précisé que l'inconstitutionnalité d'une disposition législative peut être soulevée en défense par toute personne mise en accusation sous son autorité. Ainsi, dans Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, une personne morale avait soulevé avec succès devant la Cour suprême l'inconstitutionnalité d'une loi en regard du droit à la liberté de religion énoncé à l'article 2a) de la Charte:
«L'argument portant que l'intimée, parce qu'elle est une personne morale, est incapable d'avoir des croyances religieuses et, par conséquent, incapable d'invoquer des droits en vertu de l'article 2a) de la Charte, a pour effet de brouiller la nature de ce pourvoi. La loi qui porte atteinte à la liberté de religion est, de ce seul fait, incompatible avec l'article 2a) de la Charte et il n'importe pas de savoir si l'accusé est chrétien, juif, musulman, hindou, bouddhiste, athée ou agnostique, ou s'il s'agit d'une personne physique ou morale. C'est la nature de la loi et non pas le statut de l'accusé, qui est en question.» (p. 313)
De même, dans l'affaire R. c. Hess et Nguyen, 1990 CanLII 89 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 906, la juge McLachlin a rappelé que l'intérêt pour agir devait être interprété très largement lors d'une contestation soulevant la constitutionnalité d'une loi, à l'occasion d'un débat sur la validité constitutionnelle de l'article 146 C.cr.:
«Il s'ensuit que n'importe quel vice constitutionnel peut être invoqué comme moyen de défense à une accusation criminelle. Ce n'est que justice. Une personne ne devrait pas être reconnue coupable en vertu d'une règle de droit invalide.» (p. 945)
Dans l'affaire R. c. Lacroix, J.E. 92-588, dont les faits se rapprochent du dossier sous examen, notre Cour avait adopté une position semblable. Elle avait en effet reconnu l'intérêt pour agir d'un prévenu accusé d'avoir commis des actes de grossière indécence avec une personne âgée de dix-neuf ans, en contravention de l'article 157 c.cr., qui invoquait l'existence d'une distinction discriminatoire fondée sur l'âge, en violation de l'article 15(1) de la Charte.
En général, les tribunaux saisis, jusqu'à présent, de la constitutionnalité de l'article 159 C.cr., en regard du droit à l'égalité protégé par l'article 15 de la Charte, ont reconnu à toute personne accusée en vertu de cette disposition la qualité pour agir. Ainsi, dans Halm c. Canada, 1995 CanLII 3573 (CF), [1995] 2 C.F. 331, une personne poursuivie aux États-Unis pour des actes de sodomie et impliquée dans une procédure d'extradition, a soulevé l'inconstitutionnalité de l'article 159 C.cr. au motif de discrimination fondée sur l'orientation sexuelle et sur l'âge. La juge Reed, de la Cour fédérale, a conclu que l'accusé avait la qualité pour agir:
«Je note qu'il n'est pas contesté que le requérant est autorisé à contester la validité de l'article 159 C.cr., bien qu'il le fasse indirectement dans le contexte d'une procédure d'expulsion, plutôt qu'après avoir été accusé ou déclaré coupable en vertu de cet article. Il en est ainsi par application de la décision de la Cour suprême dans l'affaire R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, aux pages 312 à 314. Dans cette cause, le juge en chef a statué qu'une personne morale, qui ne pouvait se prévaloir de la liberté de religion garantie par la Constitution, pouvait néanmoins contester la validité d'une loi au motif qu'elle violait cette garantie. Il a mis l'accent sur le fait que c'était la nature de la loi et non le statut de l'accusé qui était en cause. Lorsqu'une disposition législative est inconstitutionnelle, elle demeure inconstitutionnelle peu importe la fin poursuivie.» (p. 348)
Dans l'arrêt R. c. C.M. (1995), 1995 CanLII 8924 (ON CA), 98 C.C.C. (3d) 481, p. 485, la Cour d'appel de l'Ontario a reconnu l'intérêt de l'appelant pour contester la constitutionnalité de l'article 159 C.cr., en invoquant des distinctions discriminatoires fondées sur l'orientation sexuelle, alors que celui-ci avait été trouvé coupable d'avoir eu des relations sexuelles anales consensuelles avec la nièce mineure de sa fiancée, ce qui n'avait évidemment aucun lien avec le groupe désavantagé des homosexuels. En première instance, le juge Corbett avait déjà admis l'existence de l'intérêt juridique du prévenu à plaider l'insconstitutionnalité de l'article 159 C.cr., même s'il n'avait pas représenté être célibataire ou homosexuel:
«Although the accused is not asserting that he is disadvantaged as an unmarried person or as an homosexual, the accused has standing to challenge the constitutional validity of s. 159 of the Criminal Code as the provision may deprive him of his right to liberty in that the accused faces liability to imprisonment for 10 years. Any constitutional defect can be raised in the defense of a criminal charge, as a person should not be convicted under an invalid law (R. v. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 S.C.R. 295 [...], cited by McLachlin J. in R. v. Hess, supra, at p. 263 [C.R.].» (R. c. Carmen (1992), 15 C.R. (4th) 36, p. 381)
Une approche semblable paraît implicitement avoir été adoptée par des tribunaux canadiens dans jugements postérieurs à l'affaire R. c. C.M., qui ont retenu la déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 159 C.cr. par la Cour d'appel de l'Ontario dans ce dossier (voir R. c. Bogue, [1997] O.J. No. 1910 (C.A. Ont.), R. c. F.A. (1997), 1997 CanLII 14505 (ON CA), 101 O.A.C. 146, R. c. Oziel, [1997] O.J. No. 1185 (C.A. Ont.), Regina c. Jewell et Gamlick (1996), 1995 CanLII 1897 (ON CA), 100 C.C.C. (3d) 270, p. 276 (C.A. Ont.), R. c. Bilow, [1996] O.J. No. 3506 (C.A. Ont.), R. c. Hislop, [1996] O.J. No. 3535 (C.A. Ont.), R. c. R.P.F. et al (1996), 1996 NSCA 72 (CanLII), 105 C.C.C. (3d) 435, p. 446 (C.A. Ont.) et Regina c. Budreo (1996), 1996 CanLII 11800 (ON SC), 104 C.C.C. (3d) 245, p. 291 (Ct. Div. Gén. Ont.)). Ainsi, en vertu de cette jurisprudence, l'intérêt juridique de l'appelant à mener sa contestation de la constitutionnalité de l'article 159 C.cr. doit être reconnu.
L'ORIENTATION SEXUELLE COMME MOTIF DE DISCRIMINATION
La décision du premier juge de dénier à l'appelant la qualité pour agir découlait logiquement de son refus de reconnaître l'orientation sexuelle comme motif analogue de discrimination, au sens de l'article 15 de la Charte. Invoquant son orientation sexuelle, le prévenu se heurtait à un obstacle fondamental, dans la mesure où le juge refusait d'assimiler ce motif non énuméré explicitement dans l'article 15 de la Charte, à un des motifs analogues, dont la présence aurait donné ouverture à l'argument de discrimination illégale.
Dans son mémoire, l'appelant plaide que le juge de première instance a commis deux erreurs de droit en refusant de retenir l'orientation sexuelle comme motif analogue de discrimination, en contredisant ainsi l'orientation générale de la jurisprudence canadienne en matière de libertés civiles. En premier lieu, le juge Morier aurait erronément conclu que l'orientation sexuelle ne possédait pas le caractère immuable ou inné des caractéristiques personnelles propres aux individus ou groupes protégés, qui seraient seules visées par les motifs énumérés ou analogues de discrimination de l'article 15 de la Charte. L'appelant soutient, à ce chapitre, que les tribunaux n'ont jamais exigé qu'une caractéristique personnelle possède ce caractère immuable pour qu'elle puisse faire l'objet de discrimination au sens de l'article 15(1) de la Charte (m.a., p. 11). Ensuite, le premier juge aurait faussement conclu qu'un constat de violation d'un droit à l'égalité exigeait une preuve concrète par l'appelant de son appartenance à un groupe défavorisé pour une raison pouvant constituer un motif analogue de discrimination.
L'appelant argumente qu'il ne lui appartient pas de refaire une preuve scientifique qui démontrerait que les homosexuels constituent un groupe désavantagé, dont les droits à l'égalité peuvent être violés par des distinctions discriminatoires fondées sur l'orientation sexuelle, puisque cette détermination a déjà été faite par les tribunaux. L'appelant renvoie, à ce sujet, aux arrêts R. c. Andrews, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143 et R. c. Turpin, 1989 CanLII 98 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1296, dans lesquels la Cour suprême a reconnu l'existence de motifs analogues à ceux explicitement énumérés à l'article 15 de la Charte, qui pouvaient être identifiés en fonction des contextes social, politique et juridique, dans lesquels évoluent certains groupe historiquement désavantagés. L'appelant invoque également plusieurs jugements qui ont reconnu que les homosexuels formaient un groupe historiquement et socialement désavantagé et ont inclus l'orientation sexuelle dans les motifs analogues de discrimination (Re Haig et al. (1992), 1992 CanLII 2787 (ON CA), 94 D.L.R. (4th) 1, Veysey c. Canada, [1990] 109 N.R. 300, p. 304 (C.A.F.) et R. c. M.C. (1995) précité (m.a., pp. 8-9).
À la lecture des arrêts récents de la Cour suprême du Canada et de certaines cours d'appel, on doit donner raison à l'appelant. Selon cette jurisprudence, l'orientation sexuelle est désormais reconnue comme un motif analogue de discrimination, donnant ouverture à la protection de l'article 15(1) de la Charte.
Une étude de W. Black et L. Smith a identifié et résumé récemment les critères généralement utilisés pour reconnaître l'existence d'un motif analogue de discrimination (voir W. Black et L. Smith, Equality Rights, dans G.-A. Beaudoin et E.P. Mendes, in Charte canadienne des droits et libertés, 3d éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 1996, pp. 885-886. Selon ces auteurs, la Cour suprême se refuse toutefois à cataloguer strictement ces motifs et à en établir une liste immuable:
«In its first section 15 case, the Supreme Court of Canada interpreted the section as applying only to discrimination on the grounds listed in the section and other grounds analogous to those listed. However, the Court has not attempted to devise a strict formula for determining what grounds are analogous. Instead, it has discussed in general terms the goal of the process and has identified a number of criteria which are helpful in determining that a ground is analogous, though no single criterion is essential to such a determination.
In Andrews, the Court said that discrimination relates to "personal characteristics". However, it did not define what constitutes a personal characteristic, except to classify citizenship as one. Therefore, we know that this quality can relate to a legal status. It also seems clear that it relates to some ongoing quality of a person. But beyond that, the phrase does not provide a great deal of guidance.
More recent cases have discussed two other qualities that are common to the analogous grounds covered by section 15, as well as to the enumerated grounds. One is that inequality related to these grounds is associated with human dignity. The second is that the grounds are often subject to stereotypes that prevent a fair assessment of members of the group. The first of these factor is too general to be of great assistance in reaching a concrete answer, though the second is more helpful.
The Court has also referred to other. Il has taken pains, however, to emphasize that no single criterion is essential. The following criteria have been cited:
- a history of prejudice and stereotyping
- lack of political power
- social and economic disadvantage
- immutability - change only with unacceptable difficulty or cost
- beyond a person's unilateral control
- a fundamental choice in a person's life
- characteristics related to a specific enumerated ground
- a consensus of legislatures and courts that a group deserves protection.
Obviously, many of these criteria are interrelated. We think that there are two threads that unite most of them. The first is historical powerlessness leading to exclusion from full participation in our society and to economic and social disadvantage. The second is an association of the ground with an ongoing part of a person's life and to personal identity. We do not mean to suggest that both of these threads appear in every case or that they can serve as a test, but taken together they seem consistent with most of the cases. Given the fluidity of the analysis of analogous grounds in the cases to date, however, it seems likely that there are further developments to come.»
La jurisprudence canadienne a indéniablement rejeté la théorie d'après laquelle seul le caractère immuable d'un trait de personnalité permettrait de fonder une allégation de discrimination illégale. Ainsi, dès 1991, la Cour d'appel de l'Ontario a déclaré que l'immuabilité de la caractéristique sur laquelle un distinction est fondée, bien qu'importante, ne représente pas une exigence absolue (Leroux c. Co-operators General Insurance (1991), 1991 CanLII 7054 (ON CA), 83 D.L.R. (4th) 694 (C.A. Ont.)).
Plus tard, dans Haig c. Canada (1992), 1992 CanLII 2787 (ON CA), 94 D.L.R. (4th) 1, la Cour d'appel de l'Ontario a conclu que le fait, pour les homosexuels, de ne pas être protégés par la Loi canadienne sur les droits de la personne entraîne un effet préjudiciable à leur endroit, en contravention avec l'article 15 de la Charte. À partir de la preuve présentée par l'appelant et de certaines décisions judiciaires, cet arrêt a reconnu que l'orientation sexuelle constituait un motif analogue de discrimination (p. 4, p. 8):
«Evidence, in the form of affidavits filed on the application, discloses that homosexual men and women, referred to in the material as gays and lesbians, perceive that they are the objects of individious discrimination in our society. There was also uncontradicted expert evidence from Dr. Barclay D. Johnson, an assistant professor in the Department of Sociology and Anthropology at Carleton University, expressing the opinion that empirical evidence demonstrates that homosexual persons are socially disadvantaged. His conclusion, based upon work of sociologists relating to prejudice and discrimination toward homosexual persons, was that homosexual persons in Canada are an historically disadvantaged group and, in a very real sense, are a "discrete and insular minority" group. It is difficult to imagine a clearer case of individious discrimination in employment by reason only of sexual preference than the experience of the respondent Birch referred to above. Also before McDonald J. on the application evidence of the commitment of successive recent Ministers of Justice to the enactment of legislation amending the Canadian Human Rights Act by adding sexual orientation as a prohibited ground of discrimination in s. 3. Finally, by way of factual background for present purposes, it may not be unreasonable to infer that discrimination against homosexual persons has been recognized as a social problem in Canada from the fact that Human Rights Acts and Codes of six jurisdictions include sexual orientation as a prohibited ground of discrimination. Those jurisdictions are Yukon Territory, Manitoba, Ontario, Quebec, New Brunswick and Nova Scotia.
[...}
Courts in Canada have acted on the premise that sexual orientation is an analogous ground or is a ground covered by s. 15 of Charter. In Veysey v. Canada (Commissioner of Correctional Services) (1990), 109 N.R. 300 at p. 304, 34 F.T.R. 240n, 10 W.C.B. (2d) 293, the Federal Court of Appeal pointed out that in that appeal counsel for the Commissioner of Correctional Service of Canada "has formally informed us that it is the position of the Attorney-General of Canada that sexual orientation is a ground covered by s. 15 of the Charter". At First 37 instance in that case, 1989 CanLII 9464 (CF), [1990] 1 F.C. 321, 39 Admin. L.R. 161, 29 F.T.R. 74, no such concession had been made but Dube J. at p. 329, nevertheless had held that "sexual orientation is not a prohibited ground listed under s. 15 but, in my view, it is an angolous ground recognized by the above provincial and territorial human rights acts, as well as the House of Commons Parliamentary Committee on Equality Rights".
In Knodel v. British Columbia (Medical Service Commission) (1991), 1991 CanLII 3960 (BC SC), 91 C.L.L.C. 17, p. 23, [1991] 6 W.W.R. 728, 58 B.C.L.R. (2d) 356 (C.S.), Madam Justice Rowles held that failure of the regulations under the Medical Service Act, R.S.B.C. 1979, c. 255, to include in the definition of "spouse" two persons living in a homosexual relationship, thus denying to homosexual couples medical services plan coverage available to heterosexual couples, infringed homosexual couples' rights to equality under s. 15(1) of the Charter. In the course of her reasons she said, at p. 16,335:
Although s. 15 does not include sexual orientation as one of the enunciated grounds, Mr Pearlman, [counsel for the Medical services Commission], on behalf of the respondents, has conceded that discrimination based on sexual orientation contravenes the equality provisions of the Charter. That concession is consistent with the decision of our Court in Brown v. B.C. (Min. of Health) (1990), 1990 CanLII 1064 (BC SC), 42 B.C.L.R. (2d) 294, at 309-310.
Finally, on this issue, on the argument of this appeal Ms McIsaac expressly conceded that sexual orientation is an analogous ground for the purposes of this case, but added this question is one of law. I agree and add that, as a matter of law, the concession is right.»
Dans Regina c. C.M. (p. 487) et Halm c. Canada (p. 355), la Cour d'appel de l'Ontario et la Cour fédérale ont repris l'orientation de l'arrêt Haig c. Canada. Elles ont tenu pour acquis que les homosexuels représentaient un groupe historiquement désavantagé et décidé, sur cette base, que l'orientation sexuelle constituait un motif de discrimination protégé par la Charte.
Enfin, dans l'affaire Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 512, p. 528, la Cour suprême du Canada, dont la majorité endossait l'opinion du juge La Forest, a reconnu fermement que l'orientation sexuelle constituait un motif de discrimination analogue aux motifs expressément prévus à l'article 15 de la Charte et sujet à la même protection constitutionnelle. À cette occasion, elle a accepté le postulat d'après lequel les homosexuels constituaient un groupe distinct et a décidé qu'à ce titre, ils avaient droit à la protection de l'article 15 de la Charte:
«Dans leur pourvoi devant notre Cour, les appelants font valoir que la Loi contrevient à l 'article 15 de la Charte puisqu'elle établit une distinction sur le fondement de l'orientation sexuelle. Pour établir cette prétention, il faut d'abord démontrer que la garantie d'égalité qu'offre l'article 15 indépendamment de toute discrimination couvre l'orientation sexuelle comme motif analogue à ceux qui y sont énumérés. Ce fardeau ne pose aucun ennui sérieux aux appelants; l'intimé le Procureur général du Canada a concédé le point. Si j'ai habituellement des réserves quant aux concessions en matière de questions constitutionnelles, je n'ai toutefois aucune difficulté à accepter la prétention des appelants selon laquelle, qu'elle repose ou non sur des facteurs biologiques ou physiologiques, ce qui peut donner matière à controverse, l'orientation sexuelle est une caractéristique profondément personnelle qui est soit immuable, soit susceptible de n'être modifiée qu'à un prix personnel inacceptable et qui, partant, entre dans le champs de protection de l'article 15 parce qu'elle est analogue aux motifs énumérés. Ainsi que l'ont signalé les juridictions inférieures, cela est tout à fait conforme à plusieurs des décisions rendues sur ce point. En fait, dans une certaine mesure, notre Cour appuie cette position. Dans Canada (Procureur général) c. Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 689, aux pp. 737 à 739, m'exprimant également au nom de mes collègues, j'ai affirmé que la méthode des motifs analogues à ceux de l'article 15 était adéquate pour analyser la nature des «groupes sociaux» qui bénéficient d'une protection à titre de réfugiés au sens de la Convention. Ces groupes, ai-je poursuivi, englobent ceux dont les caractéristiques sont innées ou immuables, ce qui comprend l'orientation sexuelle.»
Dans cet arrêt Egan, malgré leurs désaccords sur d'autres points et sur certaines conclusions, les membres de la Cour suprême ont affirmé, sans dissidence, que l'orientation sexuelle constituait un motif analogue de discrimination compris dans l'article 15(1) de la Charte (voir l'analyse de l'arrêt dans W.W. Tarnopolsky & W.F. Pentney, Discrimination and the Law, De Boo, Toronto, 1997, pp. 9-51 et ss.). Enfin, dans des causes subséquentes soulevant la constitutionnalité de l'article 159 C.cr., les tribunaux canadiens ont retenu les conclusions de R. c. M.C. et de Halm c. Canada, sans remettre en doute l'opinion voulant que la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle soit protégée par le droit à l'égalité de l'article 15 de la Charte (R. c. Bogue, [1997] O.J. No. 1910 (C.A. Ont.), R. c. F.A. (1997), 1997 CanLII 14505 (ON CA), 101 O.A.C. 146, R. c. Oziel, [1997] O.J. No. 1185 (C.A. Ont.), Regina c. Jewell et Gamlick (1996), 1995 CanLII 1897 (ON CA), 100 C.C.C. (3d) 270, p. 276 (C.A. Ont.), R. c. Bilow, [1996] O.J. No. 3506 (C.A. Ont.), R. c. Hislop, [1996] O.J. No. 3535 (C.A. Ont.), R. c. R.P.F. et al. (1996), 1996 NSCA 72 (CanLII), 105 C.C.C. (3d) 435, p. 446 (C.A. Ont.).
Ces développements jurisprudentiels démontrent que l'orientation sexuelle appartient désormais aux motifs de discrimination prohibés selon l'article 15 de la Charte. L'état de cette jurisprudence dispense celui qui invoque un tel motif du fardeau de produire une preuve scientifique établissant que les homosexuels possèdent une caractéristique personnelle, faisant d'eux un groupe historiquement et socialement désavantagé. Ce fait relève maintenant, en quelque sorte, de la connaissance judiciaire des tribunaux. D'ailleurs, dans la majorité des décisions récentes ci-haut mentionnées, et plus spécifiquement dans Veysey c. Canada, Haig c. Canada et Egan c. Canada, on constate que les procureurs généraux du Canada ou des provinces ont admis ce fait. Ainsi, contrairement à ce que décidait le premier juge, il n'est pas nécessaire à celui qui invoque ce motif de produire une preuve établissant que les homosexuels possèdent des caractéristiques personnelles faisant d'eux un groupe historiquement et socialement désavantagé.
LE STATUT MATRIMONIAL ET L'ÂGE COMME MOTIFS DE DISCRIMINATION
Bien que la jurisprudence sur le sujet soit moins abondante, le statut matrimonial a été également reconnu comme motif analogue de discrimination pouvant donner lieu à l'application de l'article 15 de la Charte. En effet, dans l'arrêt Miron c. Trudel, 1995 CanLII 97 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 418, la Cour suprême du Canada a conclu à l'unanimité que le droit à l'égalité protégeait les personnes vivant en union libre contre la discrimination fondée sur le statut matrimonial (voir l'opinion de la juge McLachlin, p. 497, de la juge L'Heureux-Dubé, p. 473, et celle du juge Gonthier, p. 457). Enfin, l'âge est reconnu explicitement dans l'article 15 de la Charte comme un des motifs de discrimination que vise cette disposition. Il faudra maintenant rappeler la nature du concept même de discrimination dans la jurisprudence constitutionnelle canadienne.
LE CARACTÈRE DISCRIMINATOIRE DES DISTINCTIONS FONDÉES SUR L'ÂGE, LE STATUT MARITAL ET L'ORIENTATION SEXUELLE
La Cour suprême du Canada a élaboré attentivement et longuement le concept de discrimination. Une première définition a été proposée par la Cour suprême dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143, pp. 175-180-182. L'opinion de la juge Wilson a alors jeté les bases des analyses ultérieures de la Cour suprême sur le sujet. Cette approche insiste sur l'effet de la mesure législative sur un groupe d'individus identifiés comme désavantagés, en raison de leurs caractéristiques:
«J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe d'individus des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société.
[...]
L'expression "indépendamment de toute discrimination" exige davantage qu'une simple constatation de distinction dans le traitement de groupes ou d'individus. Cette expression est une forme de réserve incorporée dans l'article 15 lui-même qui limite les distinctions prohibées par la disposition à celles qui entraînent un préjudice ou un désavantage.
[...]
Un plaignant, en vertu du par. 15(1) doit démontrer non seulement qu'il ne bénéficie pas d'un traitement égal devant la loi et dans la loi, ou encore que la loi a un effet particulier sur lui en ce qui concerne la protection ou le bénéfice qu'elle offre, mais encore que la loi a un effet discriminatoire sur le plan législatif.»
Deux ans plus tard, la juge Wilson a explicité certains passages de cette opinion, dans l'affaire R. c. Hess et Nguyen, 1990 CanLII 89 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 906, pp. 927-928, et souligné la nécessité de prendre en compte le contexte social, juridique et politique de la mesure, tout en évitant d'assimiler toute distinction entre des individus ou des groupes à une discrimination intrinsèquement illégale:
«Dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia (1989) 1989 CanLII 2 (CSC), 1 R.C.S. 143, le juge McIntire a souligné que ce ne sont pas toutes les différences de traitement qui entraînent une inégalité et que ce ne sont pas toutes les distinctions ou différences de traitement qui engendrent la discrimination et qui violent ainsi la garantie d'égalité du par. 15(1) de la Charte il était important d'examiner non seulement la disposition législative attaquée à l'origine de la distinction contestée mais également le contexte social, politique et juridique plus large parce que "si l'on ne tient pas compte du contexte général, l'analyse fondée sur l'article 15 peut devenir un processus de classification mécanique et stérile qui dépendra exclusivement du texte de la loi contestée" (p. 1332). En d'autres termes, il ne faut pas présumer que pour la simple raison qu'une disposition vise un groupe identifié par une caractéristique énumérée au par. 15(1) de la Charte nous nous retrouvons automatiquement en face d'une violation du par. 15(1). Il doit également y avoir négation du droit à l'égalité qui engendre la discrimination.»
Dans des jugements plus récents, on constate que l'application du paragraphe 15(1) de la Charte ne fait pas l'unanimité au sein de la Cour suprême. Ainsi, dans les arrêts Egan c. Canada et Miron c. Trudel, des désaccord se sont manifestés à propos de la démarche à entreprendre pour déterminer s'il y a discrimination. Selon les juges La Forest, Lamer, Gonthier et Major, l'application de l'article 15 de la Charte implique trois étapes: déterminer si la loi établit une distinction, se demander si la distinction engendre un désavantage et déterminer si la distinction est fondée sur une caractéristique personnelle (énumérée ou analogue) non pertinente, c'est-à-dire une caractéristique propre à un groupe, mais sans rapport avec les valeurs fonctionnelles de la loi (voir Miron c. Trudel, p. 442, le juge Gonthier, ou Egan c. Canada, p. 526, le juge La Forest). Pour les juges Sopinka, Cory, McLachlin et Iacobucci, les étapes de l'analyse selon l'article 15 de la Charte diffèrent. Ils consistent d'abord à déterminer si la loi établit une distinction fondée sur une caractéristique personnelle, puis si cette distinction est discriminatoire. Cette dernière démarche oblige à décider si cette distinction se rattache à une caractéristique personnelle énumérée ou analogue et si elle engendre un désavantage (Miron c. Trudel, p. 485, Egan c. Canada, p. 584). Pour sa part, la juge L'Heureux-Dubé préconise une troisième voie, tout en répudiant expressément le critère de la pertinence avancé par le premier groupe de juges.
Dans Miron c. Trudel, quelques passages de l'opinion de la juge McLachlin avaient résumé sa position et celle d'une partie des membres de la Cour suprême pour déterminer si l'on se trouvait devant un cas de discrimination:
«Les motifs énumérés et les motifs analogues sont des indices de discrimination facilement décelables parce que les distinctions fondées sur ces motifs sont habituellement stéréotypées, reposant sur des caractéristiques présumées plutôt que réelles. Néanmoins, dans certains cas, des distinctions fondées sur des motifs énumérés ou des motifs analogues peuvent, à l'examen, se révéler non discriminatoires. [...]
Cependant, rares sont les cas où une distinction fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue ne sera pas discriminatoire. Lorsqu'il y a négation du droit au même bénéfice, fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue, il est très difficile d'établir que la discrimination n'est pas discriminatoire Andrews, précité, aux pp. 174-175, et McKinney c. University of Guelph, précité, aux pp. 392-393, la juge Wilson.»
Cette approche a été reprise par le juge Iacobucci, tout récemment, dans Benner c. Canada (Sec. d'État), 1997 CanLII 376 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 358, p. 393:
«La personne qui invoque l'article 15 doit donc prouver la négation de l'un des droits qu'on a appelés les "quatre droits à l'égalité", c'est-à-dire l'égalité devant la loi, l'égalité dans la loi, la protection égale de la loi et l'égalité au bénéfice de la loi. Le demandeur doit également établir que cette négation est «discriminatoire». Lorsque la négation du droit en cause est fondée sur l'un des motifs énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue, elle sera généralement discriminatoire, bien qu'il puisse évidemment y avoir des exceptions: voir, par exemple, Weatherall c. Canada (Procureur général), 1993 CanLII 112 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 872.»
Par contre, comme nous l'avons vu précédemment, les juges Gonthier, Lamer et La Forest affirment que l'allégation de discrimination peut être réfutée de façon déterminante si le motif sur lequel se fonde la négation du droit à l 'égalité s'avère pertinent relativement à l 'objet de la loi et aux valeurs fonctionnelles qui la sous-tendent. Pour être discriminatoire, le motif sur lequel se fonde la distinction doit être non pertinent et, pour cela, il faut nécessairement procéder à une analyse contextuelle et comparative pour déterminer si des faits donnés peuvent entraîner une conclusion d'inégalité, comme l'exposent ces commentaires du juge Gonthier, dans Miron c. Trudel:
«Dans la mesure où, dans un cas donné, une loi reflète ou traduit une distinction de cette nature qui soit pertinente aux valeurs fonctionnelles de la loi, lesquelles ne sont pas elles-mêmes discriminatoires, la distinction établie par cette loi n'est pas discriminatoire. S'il n'y a pas cette pertinence, le motif en question est alors retenu à juste titre comme motif analogue aux motifs énumérés à l'article 15, et la distinction fondée sur ce motif sera discriminatoire et contraire à cet article.» (opinion du juge Gonthier, p. 442)
L'étape supplémentaire recommandée notamment par le juge Gonthier dans la mise en oeuvre de l'article 15 de la Charte transfère, en quelque sorte, une partie de l'analyse de l'objet et de l'effet de la loi réalisés habituellement sous l'article 1 de la Charte. Elle dispense alors la Couronne de supporter le fardeau de preuve qui lui est normalement imposé, en vertu de cette dernière disposition (voir R. Wintemute, "Sex Discrimination: Same Sex Couples and the Charter in Mossop, Egan and Layland", (1994) 39 R.D. McGill 429, pp. 455 à 457). Ces divergences ne paraissent toutefois pas avoir d'effet sur l'application de l'article 15 de la Charte dans le pourvoi sous examen.
L'EFFET DISCRIMINATOIRE DE L'ARTICLE 159 C.cr.
En effet, quelle que soit la méthode d'analyse retenue par l'application de l'article 15 de la Charte, l'article 159 C.cr. établit des distinctions discriminatoires fondées sur l'âge, le statut matrimonial et l'orientation sexuelle. Ces distinctions ont pour effet de restreindre la liberté sexuelle des adolescents mineurs âgés de quatorze à dix-huit ans, et tout spécialement des jeunes homosexuels, pour qui la pratique de relations sexuelles anales peut représenter une pratique sexuelle habituelle.
L'article 159 C.cr. criminalise la relation sexuelle anale, tout en s'accompagnant de deux exclusions, soit celle des relations sexuelles anales pratiquées dans l'intimité et de façon consensuelle entre les personnes mariées de tout âge (mineur ou majeur), et celle des rapports pratiqués entre personnes non mariées de plus de dix-huit ans. Notons que l'article 159 C.cr. est la seule infraction de nature sexuelle du Code criminel qui rend coupable à la fois l'adulte qui se livre à des relations anales avec des personnes âgées de moins de dix-huit ans et le mineur de moins de dix-huit ans qui participe à ces mêmes activités.
L'adoption de l'article 159 C.cr. a créé une infraction qui consiste soit en un acte criminel passible d'un emprisonnement maximum de dix ans ou soit en une infraction sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, dont les conséquences sont potentiellement aggravées par certaines autres dispositions du Code criminel. Ainsi, l'article 810.1 C.cr. permet à quiconque, qui a des motifs raisonnables de craindre que des personnes âgées de moins de quatorze ans seront victimes d'une infraction sous l'article 159 C.cr., de porter plainte à ce sujet. Un juge d'une cour provinciale peut alors, après analyse du dossier, ordonner à la personne dénoncée de contracter un engagement lui interdisant de se livrer à toute activité entraînant des contacts avec des jeunes de moins de quatorze ans. De plus, l'article 150(5) C.cr., qui prévoit que l'accusé peut être libéré de son accusation sous l'article 159 C.cr. seulement s'il prouve qu'il croyait sincèrement que son partenaire avait plus de dix-huit ans et qu'il a pris toutes les mesures raisonnables pour s'assurer de son âge. Dans leur ensemble, ces textes imposent un fardeau discriminatoire aux mineurs de quatorze à dix-huit ans, qu'il appartenait au Ministère public de justifier, en vertu de l'article 1 de la Charte.
Ainsi, l'article 159 C.cr. établit, de façon claire, une prohibition et une distinction fondées sur l'âge à l'égard des mineurs, un motif explicitement énuméré à l'article 15(1) de la Charte, alors que deux adultes peuvent pratiquer les activités visées sans obstacle. Également, en observant le contexte législatif, nous constatons que d'autres dispositions du Code criminel permettent à tout adolescent de plus de quatorze ans de consentir à des relations sexuelles vaginales, orales ou autres.
Cette distinction est discriminatoire en ce qu'elle impose un fardeau plus grand aux adolescents de quatorze à dix-huit ans, qui n'existe pas pour les adultes et qui est absent des autres infractions d'ordre sexuel. D'abord, selon certaines décisions judiciaires, les jeunes de moins de dix-huit ans constituent un groupe désavantagé au sens de l'article 15(1) de la Charte (Marr c. Saint-John (City) (1996), 1995 CanLII 11071 (NB CA), 419 A.P.R. 286 (C.A. N.-B.) et R. c. M. (1986), 19 C.R.R. 174 (B.R. Man.). D'ailleurs, les deux jugements devant lesquels une contestation sur la constitutionnalité de l'article 159 C.cr. a été débattue sont parvenus à cette conclusion. D'abord, la juge Reed, dans Halm c. Canada, a conclu à l'existence d'une discrimination fondée sur l'âge, ce que le procureur de la Couronne aurait lui-même admis:
«En outre, d'après ce que je comprends de l'argument de l'intimé, il admet que l'article 159 contrevient à l 'article 15 en créant une discrimination fondée sur l'âge. Dans son mémoire, l'intimé reconnaît que l'article 159 établit une distinction fondée sur l'âge, qui l'un des motifs énumérés, et que cette distinction est discriminatoire: elle impose un fardeau aux personnes de moins de 18 ans (qui ne sont pas mari et femme) et, plus particulièrement, le risque d'une poursuite criminelle dans des circonstances dans lesquelles un tel fardeau n'est pas imposé aux personnes de 18 ans et plus.» (p. 356)
De même, dans R. c. C.M., les juges Goodman et Catzman, en accord avec la conclusion d'inconstitutionnalité proposée par la juge Abella, ont conclu que l'article 159 C.cr. devait être invalidé en raison d'une discrimination fondée sur l'âge, en violation de l'article 15(1) de la Charte, comme le concédait le procureur de la Couronne:
«In his supplementary appellant's factum, counsel for the Crown conceded that s. 159 draws a distinction based upon the group of age, enumerated in s. 15 of the Charter, and that this distinction is discriminatory in that a person under the age of 18 cannot, without the risk of criminal prosecution and potential liability to imprisonment for up to 10 years, engage in acts of anal intercourse with a person 18 years of age or older.
We agree with the appellant's concession that s. 159 constitutes an infringement of s. 15 on the ground of age, and note that a similar concession has been made by the Crown in Halm c. Canada (Minister of Employment and Immigration) (as yet unreported, February 24, 1995, F.C.T.D.) [now reported 27 C.C.R. (2d) 23, 53 A.C."W.S. (3d) 1314, 26 W.C.B. (2d) 445].»
L'arrêt de la Cour d'appel du Québec dans R. c. Lacroix appuie une telle conclusion, contrairement à ce qu'affirme le premier juge dans son jugement (jugement, pp. 31 et 33, m.a., pp. 68 à 70). Dans cette affaire, notre Cour a déclaré inconstitutionnel l'ancien article 158 C.cr. portant sur le crime de grossière indécence, puisqu'il établissait une distinction discriminatoire fondée sur l'âge. Cette disposition fixait, en effet, à vingt et un ans l'âge au-dessus duquel une personne non mariée pouvait librement consentir à des relations sexuelles anales. Les conclusions de la Cour d'appel sont les suivantes:
«Dans le cas sous étude, c'est l'âge qui crée, à l'article 158 C.cr., une distinction inacceptable et illégale: celui qui a moins de vingt et un ans est, pour cette seule raison, coupable d'un crime qui n'en serait pas un s'il avait vingt et un ans.
[...]
À notre avis, cette distinction basée sur l'âge à l'article 158 impose à des personnes âgées de moins de vingt et un ans des obligations qui sont discriminatoires. Notre conclusion porte sur l'âge comme facteur de discrimination, non pas isolément mais rattaché au contexte législatif, c'est-à-dire en regard des activités sexuelles pratiquées dans l'intimité et avec le consentement des deux personnes.» (p. 4)
Le juge Morier prétend que cette conclusion faite sous l'ancien régime ne peut se transposer au nouveau régime harmonisé, en place depuis 1988, qui a apporté des changements dont la Cour d'appel a d'ailleurs fait mention dans l'arrêt Lacroix. Or, comme W.A. Schabas le souligne dans Les infractions d'ordre sexuel, la réforme de 1988 n'a pas substantiellement modifié le régime que l'on maintenait au paragraphe 159(2) C.cr.:
«En d'autres mots, la modification de 1988 ne change en rien la substance de l'infraction, sauf en ce qui a trait aux rapports anaux consensuels se déroulant dans l'intimité (en l'absence de tiers), où le seuil de l'âge pour se prévaloir de l'exception passe de vingt et un ans à dix-huit ans. La sodomie, autrefois qualifiée d'infraction "contre la nature", est donc désormais considérée légale sous certaines conditions. En effet, comment se fait-il que d'autres types d'activités sexuelles jadis dites "anormales", tels les relations sexuelles orales, ne sont plus du tout réprimées? Selon le raisonnement tortueux du législateur, un adolescent âgé entre quatorze et dix-huit ans peut consentir à des rapports sexuels de toutes sortes, y compris des rapports oraux, dans la mesure où son partenaire n'est pas une personne en autorité, mais à l'exception de rapports anaux.»
Il est vrai que le législateur a le droit d'imposer des limites d'âge; toutefois, celles-ci doivent être raisonnables. Pour les justifier, le premier juge invoque les objectifs généraux du législateur concernant les infractions d'ordre sexuel, tels le respect de l'intégrité corporelle des mineurs et la protection de ces derniers contre l'exploitation. Or, ces arguments doivent être analysés principalement au cours de l'analyse de l'article 1 de la Charte.
Lorsque cette preuve est faite, une distinction fondée sur l'âge peut être validée constitutionnellement. À ce titre, il faut distinguer le présent dossier d'une affaire récente de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick, dans R.c. B.P. (1996), 1995 CanLII 16667 (NB CA), 415 A.P.R. 62, (1995), 1976 CanLII 1632 (NB KB), 16 N.B.R. 62 (C.A.), où elle a a statué sur la constitutionnalité de l'article 150.1(1) C.cr., qui écarte la défense de consentement dans le cas de certaines infractions sexuelles commises à l'égard de mineurs de moins de quatorze ans. Devant une constestation invoquant la discrimination fondée sur l'âge, la Cour a reconnu la constitutionnalité de la disposition. Bien qu'elle établisse une distinction relativement à l'âge entre la victime et l'accusé, elle s'applique sans distinction à toutes les personnes accusées.
Quant au statut matrimonial, l'article 159 C.cr. établit aussi une distinction entre les personnes âgées entre quatorze et dix-huit ans mariées et les personnes non mariées, en ce que les jeunes non mariés entre quatorze et dix-huit ans ne peuvent avoir de relations sexuelles anales avant l'âge de la majorité. Il s'agit bien d'une distinction basée sur le statut matrimonial, qui est reconnu comme un motif de discrimination protégé par la Charte, suivant l'arrêt Miron c. Trudel. Toutefois, ce motif, à lui seul, ne semble pas constituer une violation injustifiée du droit à l'égalité, dans l'état actuel de la jurisprudence. D'abord, le droit n'est pas fixé relativement à l'étendue de la protection de la discrimination fondée sur le statut matrimonial, si l'on en croit le jugement de la Cour suprême dans Miron c. Trudel (voir aussi les décisions récentes concernant le statut matrimonial dans Taylor c. Ross (1997), 1996 CanLII 10505 (AB KB), 39 C.R.R. (2d) 362 (B.R. Alta), M. c. H., 1996 CanLII 2218 (ON CA), [1996] 31 O.R. (3d) 417 (C.A. Ont.), Vogel c. Manitoba, 1995 CanLII 6260 (MB CA), [1995] 6 W.W.R. 513 et M. (R.H.) c. H. (S.S.) (1995) 1994 CanLII 9087 (AB KB), 121 D.L.R. (4th) 335 (B.R. Alta). Ensuite, les désavantages subis par l'effet de cette distinction sont flous, si on les compare aux préjudices flagrants subis par le groupe des homosexuels sur ce que l'on considère être leurs pratiques sexuelles habituelles, et pour qui l'exemption en faveur du couple, dans l'article 159 C.cr., est illusoire. La distinction du statut matrimonial est intimement associée aux distinctions fondées sur l'âge et l'orientation sexuelle; elle en accentue l'acuité, mais elle ne présente pas ici un caractère indépendant et déterminant.
En définitive, - et ce motif semble bien être la clé de l'analyse de la constitutionnalité de la disposition contestée en vertu des garanties du droit à l'égalité -, l'article 159 C.cr. produit une discrimination sur la base de l'orientation sexuelle. De par son effet sur les personnes homosexuelles, il empêche les homosexuels mineurs d'avoir des activités sexuelles habituelles, consensuelles et dans l'intimité, avant l'âge de dix-huit ans. Bien que l'on puisse argumenter que ce régime législatif s'applique à tous les adolescents non mariés, l'effet de la loi est beaucoup plus préjudiciable aux homosexuels, pour qui les relations sexuelles anales représentent une pratique sexuelle courante. Pour les mineurs hétérosexuels, la pratique la plus courante demeure évidemment celle de la relation sexuelle vaginale, qui peut être pratiquée de consentement dès l'âge de quatorze ans. En d'autres termes, à partir d'une discrimination fondée sur l'âge, l'article 159 C.cr. nie aux mineurs homosexuels la liberté de choix et d'expression de leur sexualité.
En conséquence, cette disposition impose un fardeau plus lourd au groupe des homosexuels et perpétue les stéréotypes et les désavantages historiques subis par le groupe, en violation des principes de liberté et de dignité humaine qui sous-tendent l'article 15 de la Charte. Cette discrimination correspond au critère de "l'application stéréotypée de caractéristiques personnelles" énoncé par la juge McLachlin dans Miron c. Trudel (p. 485) ou, encore, à celui de la juge L'Heureux-Dubé, qui est "d'être susceptible de favoriser ou de perpétuer l'opinion que les individus lésés par cette distinction sont moins capables ou moins dignes d'être reconnus ou valorisés en tant qu'êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne qui méritent le même intérêt, le même respect et la même considération" (Egan c. Canada, pp. 552-553). Selon les conclusions de la juge Abella, de la Cour d'appel de l'Ontario, elle impose un fardeau inadmissible aux homosexuels:
«The distinction found in s. 159 imposes a burden based on sexual orientation. It derives from origins whose purpose was discriminatory to prevent gay sex. [...] In my view, s. 159 arbitrarily disadvantages gay men by denying to them until they are 18 a choice available at the age of 14 to those who are not gay, namely, their choice of sexual expression with a consenting partner to whom they are not married. Anal intercourse is a basic form of sexual expression for gay men. The prohibition of this form of sexual conduct found in s. 159 accordingly has an adverse impact on them. Unmarried, heterosexual adolescents 14 or over can participate in consensual intercourse without criminal penalties; gay adolescents cannot. It perpetuates rather than narrows the gap of historically disadvantages group an is, therefor, a discriminatory provision which infringes the guarantee of equality.» ((R. c. M(C.), pp. 487-488)
Dans la réforme du Code criminel de 1988, le législateur n'avait peut-être pas l'intention de maintenir de telles distinctions. Toutefois, comme l'a réaffirmé la Cour suprême dans Benner c. Canada (Sec. d'État), l'effet non voulu d'une distinction peut fort bien s'avérer discriminatoire au sens de l'article 15 de la Charte.
Enfin, si l'on entend reprendre la méthode d'analyse des juges La Forest et Gonthier dans l'arrêt Miron et Egan, la distinction affectant les homosexuels devient sans pertinence, puisque l'analyse du contexte législatif entourant la réforme de 1988 révèle que, parmi l'ensemble des objectifs du législateur appuyant les infractions d'ordre sexuel et l'article 159 C.cr., un seul est demeuré valide, soit la protection des mineurs contre l'exploitation et les risques de tout genre. En conséquence, les distinctions fondées sur le statut matrimonial et sur l'orientation sexuelle sont sans rapport avec les valeurs fonctionnelles de la disposition. La distinction fondée sur l'âge n'est pas davantage pertinente, devant la présence d'autres dispositions établissant un régime différent à l'égard de d'autres types d'activités sexuelles.
L'APPLICATION DE L'ARTICLE 1 DE LA CHARTE
Dans la mesure où l'on constate une violation apparente de la garantie constitutionnelle d'égalité, il faut ensuite déterminer si le poursuivant a établi l'existence de limites raisonnables en vertu de l'article 1 de la Charte. Assez sommaire, la preuve en première instance a consisté essentiellement dans le dépôt d'extraits de rapports divers sur les infractions sexuelles et les abus à l'égard des mineurs, des transcriptions de débats parlementaires et le rappel des prohibitions historiques anciennes du crime de sodomie. En définitive, le premier juge paraît avoir trouvé la meilleure justification de la prohibition des relations anales dans son ancienneté historique elle-même. Il importe de se demander si cette preuve suffisait pour justifier de la constitutionnalité de l'article 159 C.cr.
L'analyse de l'article 1 de la Charte se réalise à partir de l'examen de trois facteurs, suivant l'arrêt de la Cour suprême dans R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103. L'objectif visé par le législateur doit être important. Il faut ensuite démontrer l'existence d'un lien rationnel entre les mesures utilisées et l'objectif visé et, enfin, établir le caractère de proportionnalité entre les mesures et l'objectif poursuivi et s'assurer que les mesures adoptées portent le moins possible atteinte au droit garanti.
Analysant le premier facteur, l'appelant reconnaît que l'objectif poursuivi par le législateur en modifiant le Code criminel en 1988 était de protéger les jeunes contre les risques physiques et psychologiques associés aux relations sexuelles anales et, plus particulièrement, la transmission du VIH, que ce dernier objectif est important et qu'il satisfait le premier critère de l'article 1 de la Charte. Pour l'appelant, cependant, les moyens utilisés par le législateur pour atteindre son objectif s'avèrent déraisonnables, au point d'entraîner une violation de la garantie constitutionnelle de l'article 15, qui ne peut être justifiée sous l'article 1 de la Charte.
Avant 1988, les dispositions équivalentes du Code criminel interdisaient les actes de sodomie ou de grossière indécence pour les personnes âgées de moins de vingt et un ans. Comme nous le rappelle le juge Reed dans Halm c. Canada (pp. 358-359), encore au temps de la réforme de 1969, le législateur justifiait les distinctions faites entre l'âge de consentement à la sodomie et celui des autres types de pratiques sexuelles, en tentant de démontrer le caractère immoral des pratiques homosexuelles et en exprimant la crainte que l'homosexualité soit un comportement appris ou une maladie que les enfants pouvaient contracter (voir un rapport anglais - Rapport Wolfenden et les débats à la Chambre des communes cités dans ce jugement).
À la veille de la réforme de 1988, l'objectif du législateur relativement à l'article 159 C.cr. comportait trois volets: renforcer les préceptes moraux, empêcher les jeunes homosexuels de reconnaître leur orientation sexuelle dès leur jeunesse et de s'engager dans des pratiques sexuelles inhabituelles et protéger les jeunes des risques physiques et psychologiques associés aux relations sexuelles anales et du risque accru de la transmission du VIH, que la Couronne avait soulignés et mis en preuve dans les affaires Halm c. Canada et R. c. M.(C.). Dans ces deux affaires, les procureurs de la Couronne avaient toutefois admis que le second objectif était inconstitutionnel, puisqu'empêcher un individu de développer ses préférences sexuelles ne pouvait plus se justifier dans une société libre et démocratique.
Reste le premier volet, soit la protection des jeunes des risques physiologiques, psychologiques ou de transmission du VIH. Dans Halm c. Canada, le juge Reed a conclu que le législateur n'avait pas, au moment de la réforme de 1988, l'objectif de la prévention du virus VIH et que ce dernier objectif n'a été introduit que plus tard, pour étayer le dossier du législateur (pp. 360-363). Selon ce juge, ces considérations n'ont jamais pris en compte les rapports Fraser ou Badgley qui furent à l'origine de la réforme. Elles n'ont pas été invoquées à la Chambre des communes pour la première lecture en 1986 ou la troisième en 1987. Elles ont été évoquées seulement par le ministre de la Justice Hnatyshyn et par deux témoins, les docteurs Bala et Mian, alors que ceux-ci répondaient à des questions durant les sessions d'un comité de travail. On ne peut conclure, comme l'a fait le juge Reed, à l'absence d'objectif sérieux au moment de l'introduction du projet de loi incluant le nouvel article 159 C.cr., puisque le premier volet concernait la protection des enfants contre tous les risques physiologiques et psychologiques et non seulement contre le virus du VIH. Cependant, l'analyse du juge permet de douter de l'importance véritablement accordée par le législateur à la prévention du VIH en 1988.
Les préoccupations du législateur quant aux risques physiologiques et psychologiques causés par les relations anales sont légitimes. Toutefois, elles concernent tous les types de relations sexuelles confondus chez les jeunes (orales, vaginales ou anales), et non exclusivement les relations anales. Le lien rationnel entre l'objectif et les mesures utilisées paraît sinon absent, du moins insuffisamment établi par les éléments de preuve déposés en première instance. Sans avoir effectué des études exhaustives sur la question, on peut constater qu'aucune preuve scientifique n'a été présentée quant aux risques plus importants rencontrés avec les relations sexuelles anales, qui pourraient justifier un traitement particulier à l'article 159 C.cr. La docteure Mian, alors directrice d'un programme sanitaire à l'Hôpital Général de Toronto, a témoigné au Comité parlementaire, pour affirmer qu'elle ne percevait aucune différence entre les relations vaginales ou anales, sinon, peut-être, les risques plus élevés de contracter le VIH (m.a., p. 132). Le docteur Bala, pour sa part, exprimait l'avis que la pratique sexuelle des relations anales n'est pas plus grave que d'autres pratiques jugées indésirables par la société et qu'elle ne devrait pas être assortie de limite d'âge autre que celle prévue pour les autres pratiques car il existe déjà d'autres infractions pour prévenir l'exploitation des enfants (m.a., pp. 137-138). F. Gilbertson, vice-président du Centre de la Communauté gaie de Vancouver, a témoigné dans le même sens lors des débats parlementaires, en 1987 (m.a., p. 131).
Pour sa part, le Comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants a conclu que certains rapports sexuels graves, comme les rapports génitaux ou anaux impliquant une personne âgée de moins de seize ans, méritent une attention spéciale (m.a., pp. 89 et ss.). Le rapport de ce Comité ne distinguait pas les rapports anaux ou génitaux et recommandait seulement d'exclure, pour tous les jeunes de moins de seize ans, la liberté de pratiquer ces activités. Enfin, comme le plaide l'appelant dans son mémoire, à l'aide d'études sur l'impact des M.T.S. sur l'activité sexuelle des jeunes et sur la diffusion du SIDA, les dangers ne se retrouveraient pas tant dans le type de relation sexuelle, qu'au niveau de la protection.
Par ailleurs, comme le souligne l'appelant, l'article 159 C.cr. contredit les trois principes directeurs énoncés par la Commission de la réforme du droit au Canada, dans sa proposition de réforme sur les infractions d'ordre sexuel (voir Commission de réforme du droit du Canada, Document de travail 22, Infractions sexuelles, pp. 5-6). Les trois principes que la Commission retenait étaient le consentement, l'intimité et l'âge. L'article 159 C.cr. s'appuie exclusivement sur le principe de l'âge, sans liens suffisants établis avec la mesure, et beaucoup moins sévèrement appliqué pour les autres types d'activité sexuelle. Il écarte les deux principes de l'intimité et du consentement du régime applicable aux personnes âgées de quatorze à dix-huit ans, en vertu de l'article 159 C.cr., sauf dans le cas de personnes mariées.
Pour ce qui est du troisième facteur d'analyse de l'article 1 de la Charte, la proportionnalité des effets relativement à l'objet de la mesure entraîne des conclusions négatives. En effet, imposer la détention d'adolescents consentants qui ont pratiqué des relations sexuelles anales ne constitue pas une atteinte minimale au droit à l'égalité ni un moyen raisonnable pour atteindre l'objectif de protection des jeunes et de prévention fixé par le législateur. La juge Abella, de la Cour d'appel de l'Ontario, dans l'arrêt R. c. C.M., insistait sur ces aspects de la rédaction de l'article 159 C.cr. et de sa mise en oeuvre, par rapport à l'exigence de minimisation des atteintes aux garanties fondamentales de la Charte.
«The issue then comes down to this: is sending young persons to jail a reasonable way for the state to protect them from any risks associated with consensual anal intercourse?
If the prevention of harm discouraging the risk is the objective, it is difficult to imagine a more intrusive way to protect an individual from harm than criminal prosecution. Far from minimally impairing the right to equality, the loss of liberty for a consensual sexual expression is, it seems to me, the most restrictive means possible for achieving the objective. The risk associated with unprotected sexual conduct is a health risk. It strikes me as decidly inappropriate to deal with minimizing health risks at any age by using the punitive force of the Criminal Code, but especially so for young people.
The section is not designed to deal with deliberate spreading of a known health risk. There are other provisions in the Code which are available to deal with this issue. Nor it is designed to deal with sexual exploitation. Again, there are other provisions in the Code to address this issue. It is, instead, a provision which criminalized sexual conduct outright, unless the significantly higher age and marital requirements have been met, requirements that do not attach to any other Code provisions dealing with non-exploitive sexual conduct.
But, most significantly unlike other provisions of the Code attempting to protect young persons from any harm associated with sexual conduct, only the provision prohibiting anal intercourse criminalizes the younger as well as the older person's participation. The threat of imprisonment is used not only to discourage a person over 18, but the same threat also applies to the adolescent participant. Both participants are, uniquely, liable to substantial terms of imprisonment.
Health risk ought to be dealt with the health care system. Ironically, one of the bizarre effects of a provision criminalizing consensual anal intercourse for adolescents is that the health education they should be receiving to protect them from avoidable harm may be curtailed, since it may be interpreted as counselling young people about a form of sexual conduct the law prohibits them from participating in. Hence, the Criminal Code provision, ostensibly crafted to prevent adolescents from harm, may itself, inhibiting education about health risks associated with the behaviour, contribute to the harm it seeks to reduce.» (R. c. C.M., pp. 489-490)
Comme l'a conclu l'opinion de la juge Abella dans son opinion dans R. c. C.M., il apparaît que l'article 159 C.cr. viole les droits à l'égalité garantis à l'article 15 de la Charte, et la poursuite n'a pas justifié sa validité dans une société libre et démocratique, ce que confirme la décision du substitut du Procureur général de ne pas contester l'appel. Cette constatation de l'inconstitutionnalité de la disposition législative entraîne la réception de l'appel et l'acquittement, sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur l'argument tiré de l'application de l'article 7 de la Charte.
Ainsi, pour ces motifs, le pourvoi serait accueilli, l'article 159 du Code criminel déclaré inconstitutionnel et l'appelant acquitté de l'accusation portée contre lui.
LOUIS LeBEL, J.C.A.