«La théorie que les gens mettent sous cette idée est faite de trois éléments: il y a une tendance due aujourd’hui à l’immigration dont le résultat sera que la population «autochtone» sera minoritaire par rapport à la population d’origine immigrée, cela est dû à un complot et cela est une mauvaise chose», détaille Olivier Massin, professeur ordinaire de philosophie générale à l’Université de Neuchâtel.
«Remplacisme global»
Développée dès la fin du XIXe siècle, la théorie du grand remplacement connaît une résurgence dans le débat public dans les années 2010 à la faveur de Renaud Camus. L’écrivain français, proche de l’extrême droite, considère le «Grand Remplacement» comme un phénomène bien établi et estime dans ses écrits que «l’Europe est en train de changer de peuple et de civilisation», ou encore que le continent est bien plus colonisé qu’il n’a jamais colonisé l’Afrique.
L’écrivain distingue alors les remplacés (la civilisation européenne et sa culture), les remplaçants (les immigrés venus majoritairement d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne) et les remplacistes (le pouvoir qui ne cherche pas à inverser les flux migratoires afin de servir des intérêts politiques, de gauche notamment). Toute cette démarche s’inscrit selon Renaud Camus dans ce qu’il nomme le «remplacisme global». «Le remplacisme est l’idéologie la plus agissante dans le monde, il s’agit d’un concept. C’est le simple fait que tout peut être remplacé par autre chose.»
«On utilise souvent les étiquettes de théorie du complot, ce qui nous empêche d’évaluer rationnellement les arguments des uns et des autres. On a tendance à restreindre le débat démocratique à des positions de moins en moins éloignées du centre et à jeter l’anathème sur des positions extrêmes. Peut-être qu’elles ont tort, mais il faut les évaluer», précise Olivier Massin.
Evaluons donc la thèse avancée par Renaud Camus. D’un point de vue démographique, le phénomène qu’il décrit trouve-t-il un écho?
Absence de bases démographiques
Afin de la justifier, les partisans de la théorie du «Grand Remplacement» assurent que les taux de fécondité sont plus élevés chez les populations issues de l’immigration. Pour Laura Bernardi, professeure de démographie et de sociologie à l’Université de Lausanne, le grand remplacement n’a pas de bases démographiques. «Il faudrait déjà une définition claire de qui sont les immigrés et qui sont les autochtones. Si même on considérait comme autochtone les natives, les personnes nées sur un territoire donné, toutes les études montrent que les taux de fécondité des immigrés en Europe s’adaptent en l’espace d’une génération et ressemble à celui des natives.»
Dans un entretien opposant Renaud Camus au démographe français Hervé Le Bras sur France Culture en juin 2017, ce dernier précise que le grand remplacement à l’œuvre n’est pas celui d’un peuple par un autre, mais d’un peuple par une population d’origine mixte. Une mixité des unions et des origines qu’il juge nécessaire pour le progrès.
Et quand Renaud Camus assure que «les vieillards sont Français de souche mais les nourrissons sont Arabes, Noirs et volontiers musulmans», Hervé Le Bras lui oppose des chiffres de l’Insee, qui publie l’origine des naissances en France selon que les parents sont immigrés ou non. En 2018, 75% des enfants nés en France avaient deux parents français.
Mais Renaud Camus refuse de se fier aux chiffres et préconise plutôt de se promener dans la rue et «d’ouvrir les yeux» afin d’y observer le phénomène.
Allergie au multiculturalisme
C’est là toute la limite du «Grand Remplacement». La plupart de ses adeptes aiment à citer en exemple les métros ou les quartiers dans lesquels «ils ne se sentent plus chez eux». Un prisme très étroit qui considère, par raccourci, la France et l’Europe comme «blanches» et qui envisage toutes les autres populations qui les composent comme non assimilables de par leur couleur ou leur culture.
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Une étude publiée dans la revue scientifique Nature en 2014 suggérait que la population européenne est issue de trois lignées principales. Le Temps y avait consacré un article. Ainsi la population du Vieux-Continent serait issue «des chasseurs-cueilleurs, premiers humains modernes à s’être installés sur place, puis des agriculteurs arrivés plus tardivement du Proche-Orient, et enfin d’un mystérieux troisième groupe en provenance d’Eurasie, qui aurait aussi contribué à forger la population amérindienne». On y apprend également que «les premiers habitants de l’Europe, les chasseurs-cueilleurs, semblaient avoir un aspect physique inattendu, avec une peau foncée et des yeux bleus, ou en tout cas clairs.» De quoi faire jacter les plus réfractaires au multiculturalisme.